Orientation professionnelle de la jeunesse africaine : « l’étudiant doit prendre le taureau par les cornes », Dr Kuame R. Oussou fait le diagnostic

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Enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara, Kuame Rémi Oussou est expert en éducation pour la carrière et en développement professionnel. La question de chômage ou de sous-emploi qui est la résultante d’une mauvaise orientation professionnelle de la jeunesse constitue l’ancrage de sa lutte scientifique. A travers cet entretien accordé à notre rédaction, il explore différents axes de la problématique. Lisez plutôt !

Orientation professionnelle, chômage et sous-emploi : que retenir ?

Kuame Rémi Oussou : Je vous remercie pour les questions qui viennent justement à point nommé eu égard à l’ampleur du phénomène de chômage, de sous-emploi et d’emploi précaire des diplômés que l’on pourrait imputer à l’absence d’orientation professionnelle. Encore connue sous les noms de counseling de carrière, d’orientation scolaire ou d’orientation universitaire et de carrière, disons que l’orientation professionnelle est le fait de « proposer à une personne en âge de scolarité et même aux adultes (obligatoire ou post-obligatoire, voire permanente ou continue) les différentes filières dans lesquelles elle pourrait s’insérer en fonction de ses intérêts, de son parcours scolaire antérieur, et de sa personnalité. » Son but est d’aider les apprenants à « réfléchir sur leurs ambitions, leurs centres d’intérêt, leurs qualifications et leurs compétences, à comprendre le marché du travail et les systèmes éducatifs et à articuler cette information avec la connaissance qu’elles ont d’elles-mêmes. » L’orientation professionnelle se définit en se fondant, d’abord, sur une bonne connaissance de soi, c’est-à-dire de ses aptitudes, ses intérêts, ses passions, ses points forts et faibles. Ensuite, sur la base de ces intérêts, il faudra opter pour une filière ou un domaine et commencer à explorer le marché de l’emploi en termes de perspectives à plus ou moins long terme sous la forme d’un projet professionnel, et enfin, mettre en place une stratégie pour atteindre son objectif professionnel. Quant au chômage des jeunes diplômés, on l’appréhende comme « la situation des jeunes qui recherchent un emploi mais n’en trouvent pas, la tranche d’âge étant définie par les Nations Unies comme étant de 15 à 24 ans. Un chômeur est défini comme une personne qui n’a pas d’emploi mais qui en recherche activement un. » Mille et une raisons peuvent être mises en avant pour expliquer le manque de travail pour les jeunes diplômés, mais généralement il y a le manque d’expérience professionnelle préalable, une formation inadaptée aux besoins du marché de l’emploi et des informations insuffisantes sur ce marché. Néanmoins, pour les cas particuliers des économies en développement, en plus des facteurs ci-dessus évoqués, les jeunes peinent à trouver leur premier rôle suite à leur formation à cause de la faiblesse économique du marché interne, tous secteurs confondus. Enfin, au sens général du terme, le sous-emploi est l’utilisation insuffisante de la main-d’œuvre. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), une personne est en situation de sous-emploi « lorsque la durée ou la productivité de l’emploi d’une personne sont inadéquates par rapport à un autre emploi possible que cette personne est disposée à occuper et capable de faire. » Il y a lieu de souligner que le sous-emploi est consécutif au chômage de masse où les individus surqualifiés sont contraints de s’adonner à des activités dont l’exercice est largement en-deçà de leurs qualifications ou de leur formation de base.

Orientation professionnelle des jeunes en Afrique : quel état des lieux ? 

Si l’orientation professionnelle et scolaire dont l’importance n’est plus à démontrer à cause de l’importance qu’elle revêt pour l’avenir socio-professionnel des élèves et étudiants, il y a qu’en Afrique qu’il n’existe aucun dispositif fiable et efficace permettant à l’apprenant de « bien choisir sa future voie professionnelle pour ensuite faire un choix judicieux de ses études pour y parvenir. » En clair, 2/3 des bacheliers orientés par l’Etat, puisque c’est l’Etat qui s’en occupe exclusivement, il ne saurait y avoir d’autre logique entre la répartition des élèves au travers des filières de formation disponibles que celle de la capacité d’accueil des structures d’enseignement supérieur. Or, l’orientation professionnelle et scolaire étant aux confluents des « besoins sociaux et aspirations personnelles », elle détermine l’avenir et les performances professionnels des élèves et étudiants. A ce propos, des études menées dans le contexte africain ont mis au jour l’absence criante d’un processus d’aide à une orientation professionnelle suivie et efficace (https://www.tuumz.com/lorientation-professionnelle-en-afrique/). Certes, dans certains lycées et collèges, des initiatives locales sont menées en vue afin de sensibiliser les jeunes au choix de leur filière après le baccalauréat.Par ailleurs, on peut faire référence au Salon de l’Orientation qui représente l’évènement majeur dans le domaine de l’orientation du bachelier et qui était à sa 22ème édition, en 2022. Toutefois, toutes ces interventions, autant qu’elles sont, demeurent sporadiques et limitées alors qu’elles auraient pu avoir l’impact souhaité si elles étaient menées de manière suivie après le baccalauréat et continue à l’université. Alors, il faut noter que contrairement aux institutions d’enseignement supérieur européen et américain où les bacheliers sont constamment informés sur les diverses filières et leurs potentiels débouchés et formés, encadrés et accompagnés dans la recherche d’opportunités d’apprentissage expérientiel et d’emploi, les jeunes africains sont « très en retard » sur la thématique de la préparation à la carrière.

Classement des nouveaux bacheliers dans les universités africaines : sur quelles bases ?

Sans être dans le secret des dieux du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS) qui a la charge de l’orientation des bacheliers, des diverses rencontres avec le premier responsable de ce ministère, on en déduit que les principaux critères sur lesquels le MESRS se fonde pour orienter les nouveaux bacheliers respectivement sur les moyennes obtenues au Bac dans les matières spécifiques, les capacités d’accueil et d’encadrement des structures sollicitées, la limite d’âge et l’ordre de mérite en fonction de la moyenne générale obtenue au BAC. Si ces facteurs prévalent dans les discours officiels, il y a qu’en réalité, c’est la capacité d’accueil qui est au centre de la décision de respecter ou non les choix des nouveaux bacheliers. Il y a certes le fait qu’il y a des cas où « Les élèves issus des lycées se laissent tout simplement conduire par leur engouement pour une discipline de l’enseignement. » et qu’ils semblent, ainsi, se débarrasser de cette étape du processus d’inscription, mais l’un dans l’autre, c’est parce qu’ils ne sont pas en possession de l’information qui devrait leur permettre de faire des choix informés sur leurs filières et leurs débouchés.

Mauvaise orientation professionnelle : quelles implications ?

Si nous partons du postulat que l’orientation professionnelle « se situe entre besoins sociaux et aspirations personnelles », en théorie, il ne peut avoir de bonne ou mauvaise orientation professionnelle. Pour autant, une orientation universitaire qui ne tient compte que des capacités des structures d’accueil au détriment des autres facteurs est une mauvaise opération. En fait, en plus des problèmes généraux que pose le contenu qualitatif des curricula et de leur adéquation aux besoins du marché, une mauvaise orientation constitue un obstacle majeur à l’atteinte des objectifs professionnels de l’étudiant. N’ayant pas demandé à aller dans la filière, l’étudiant peut être démotivé et se contenter seulement de prendre les cours et d’avancer dans ses études, sans plus; et même parfois, il peut vouloir tricher pour avoir de bonnes notes sans vouloir faire d’efforts pour assimiler ses cours. Par conséquent, il ne pourra se fixer d’objectifs professionnels réels et élaborer un projet professionnel devant conduire à son insertion professionnelle future. Or, les pays africains ont urgemment besoin de former un capital humain de qualité, capable de relever les défis technologiques et socio-économiques de développement à la fois interne et externe, ce qui passe nécessairement par une formation de qualité qui soit en adéquation avec les besoins du secteur productif.

Que dire du système éducatif instauré depuis la colonisation ?

Il est vrai que le système éducatif hérité de la colonisation, et surtout du système français, peut être appréhendé comme inopérant. Il faut noter qu’en France même plusieurs voix se sont élevées pour décrier les tares d’un système qui n’a de cesse de générer ou d’accentuer les inégalités sociales ou son manque de proactivité dans la préparation de l’individu à sa future carrière, contrairement aux institutions anglo-saxonnes et qu’à un moment donné, l’influence de ce modèle de formation sur le système éducatif africain francophone a été fortement critiquée. Toutefois, quelle que soit la nature d’un système éducatif, il faut des hommes et des femmes pour le mettre en application. Et si ces femmes et ces hommes manquent de vision, de motivation et de capacités, ce système ne pourra jamais atteindre ses objectifs dans le contexte indiqué même s’il a fait ses preuves ailleurs.

Que faire alors pour changer la donne ?

Il faut, certes contextualiser ce système qui nous est échu en héritage, c’est une évidence, mais le combat va largement au-delà de cette dichotomie. Il s’agit de se poser la question fondamentale sur les objectifs poursuivis en matière d’éducation. Une fois les objectifs clairement définis, toutes les parties prenantes devront mettre en place une stratégie globale d’atteinte de ces objectifs. A ce propos, nous nous appuyons sur l’Objectif de Développement durable (ODD) 4 qui « a pour but d’assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et de promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie ». En d’autres termes, il s’agit de viser une « éducation élargie aux compétences transversales. Ce sont celles-ci qui font grandir les élèves, leur permettent de tisser leurs relations avec les autres, de réfléchir avec discernement et de s’ouvrir aux enjeux du monde», aux fins d’amélioration et d’optimisation de l’employabilité, définie comme la «Capacité individuelle à acquérir et à maintenir les compétences nécessaires pour trouver ou conserver un emploi, s’adapter à de nouvelles formes de travail ». Il faudra, par exemple, promouvoir la lecture chez l’apprenant, à tous les niveaux, afin d’affiner sa culture générale considérée comme «une boîte à outils permettant de développer une gymnastique intellectuelle et une ouverture sur le monde. » En outre, il faudra mettre en place des dispositifs pratiques d’orientation et de conseils dans les écoles et surtout dans les universités comme les centres de carrière dirigés par des conseillers expérimentés où l’étudiant fraîchement arrivé à l’université pourra bénéficier de conseils, de formation et d’accompagnement dans ses études et sa carrière afin de, non seulement favoriser son bien-être pendant son cursus universitaire, mais encore faciliter sa transition dans le monde du travail. Enfin, il faudra engager le monde du travail en créant un pont entre le monde universitaire et l’univers des employeurs par le biais d’événements et d’activités collaboratives, afin de créer et ouvrir des possibilités de formation, d’apprentissage expérientiel et de potentiels emplois pour les étudiants.

Qu’en est-il des acteurs impliqués et leurs rôles ?

On sait que les parties prenantes du système éducatif sont composées d’acteurs étatiques et non-étatiques. Alors, pour que le prototype éducatif fondé sur la préparation de l’étudiant à la carrière puisse fonctionner, il faut, primo, que l’Etat ait la vision d’une éducation fondée sur le développement de compétences (Soft Skills), qu’il définisse les objectifs globaux à atteindre et recherche les ressources. Secundo, il faudra que ses démembrements que sont les ministères s’attèlent à l’atteinte de ces objectifs en s’appuyant, bien entendu, sur la gouvernance des institutions d’enseignement supérieur qui, à leur tour, doivent faire participer le monde productif à la confection des curricula. En 2012, on croyait que la mise en application du modèle éducatif connu sous le nom de Licence Master et Doctorat (LMD), axé sur la professionnalisation de l’enseignement, allait permettre à l’université de se rapprocher du monde professionnel par des cours pratiques à l’exemple de cours sur l’entrepreneuriat, l’écriture de CV ou de lettre de motivation, etc. mais ces cours sont encore dispensés par les mêmes enseignants au lieu que ce soit les recruteurs. Par ailleurs, il faudra créer des centres de carrières qui seront exclusivement destinés à guider, conseiller et orienter l’étudiant dans la formulation de son projet professionnel ainsi qu’à l’aider à approfondir ses expériences sur et en dehors du campus afin de faciliter son intégration dans le monde du travail. Tertio, il ne faut pas oublier l’étudiant lui-même qui doit être sensibilisé à la prise de conscience que sa réussite universitaire et professionnelle dépend, en grande partie, de lui-même car être étudiant va de pair avec certaines capacités comme le sens de l’organisation, l’autonomie, la gestion, l’adaptabilité, la créativité, etc.

Transition du système éducatif vers le marché de l’emploi : comment en assurer ?

Pour assurer une transition moins chaotique entre les études et le marché du travail, l’institution d’affiliation peut, certes, en prendre la responsabilité à travers l’ouverture de centres de carrières qui seront la figure de proue dans la préparation de l’étudiant à la carrière, mais il incombe à l’étudiant lui-même de prendre ses responsabilités en la matière. A ce sujet, il faut déjà que l’étudiant qui entre en licence 1 déjà se fixe des objectifs professionnels et qu’à partir de ces buts, il formule un projet professionnel, c’est-à-dire la combinaison de l’objectif professionnel visé et la stratégie à mettre en place pour atteindre cet objectif. En termes génériques, quel que soit le secteur visé, l’étudiant veillera à l’acquisition des fameuses compétences humaines et comportementales encore appelées compétences non-cognitives, celles-là même qui ne sauraient être « mesurées par les tests de QI traditionnels, mais qui sont censées favoriser la réussite personnelle tout au long de la vie » et qui plus sont les plus recherchées par les employeurs. Alors, l’étudiant cherchera à en faire l’acquisition pendant qu’il est encore au campus afin d’éviter qu’il y ait une « cassure » lors de sa transition dans le monde de l’emploi ou un chômage prolongé. C’est, par exemple, chercher à faire des formations complémentaires, notamment en ligne et en anglais, réseauter, faire du bénévolat ou du volontariat, des stages ou prendre part à des projets de collaboration entre son université et des institutions extérieures pour son mémoire et sa thèse, rechercher une bourse d’échange, apprendre l’anglais, etc; qui demeurent des opportunités uniques pour le développement de compétences professionnelles.

Que veut l’employeur aujourd’hui et que doit faire l’étudiant à cet effet ?

Le secteur productif a l’obligation de résultats donc il ne saurait s’embarrasser de sentiments et d’état d’âme à propos d’une quelconque taux de chômage de diplômés qui ne cesse de grimper. Il est quand même curieux que dans un contexte économique diversifié et complexe comme celui des économies occidentales où il est relativement facile de trouver un emploi après sa formation, qu’on « bichonne » l’étudiant, afin de rendre son passage à l’université mémorable mais qu’en Afrique où il y a moins de possibilités d’insertion, l’étudiant soit laissé pour compte. Alors, pour ne pas avoir à poursuivre une quelconque recherche d’emploi qui peut s’avérer chimérique après sa formation, l’étudiant doit prendre le taureau par les cornes une fois l’euphorie de l’obtention du Baccalauréat passée. Au besoin, depuis la classe de Terminale, il devra commencer à mener la réflexion sur ses divers intérêts, motivations, passions, forces et faiblesses, afin de se fixer des objectifs professionnels pertinents et réussir son orientation universitaire. Une fois qu’il a une idée claire de ce qu’il veut faire, remplir les formulaires d’orientation devient un jeu d’enfant. Et même si son premier choix n’est pas pris en compte par le MESRS, il a au moins une idée assez précise de ce qu’il veut faire, ce qui est différent de celui qui a fait des choix de filières fantaisistes. D’ailleurs, par le mécanisme de développement professionnel, il pourra faire des formations complémentaires, rechercher des opportunités d’apprentissage expérientiel, apprendre l’anglais et ainsi acquérir et/ou développer des Soft Skills en vue de renforcer et affiner son employabilité.

Adéquation formation-emploi : des pays déjà modèles en la matière ?

Sans maîtriser tout ce qui se passe sur le continent africain en termes de développement professionnel de l’étudiant, je dirais que les pays anglophones possèdent un système éducatif plus élaboré, notamment en matière de formation axée sur les compétences. Pour se convaincre, il n’y a qu’à prendre l’adoption de la réforme du LMD en Afrique francophone, vers la fin des années 2000 mais qui était déjà pratiquée par les pays africains anglophones. Or un des piliers de ce système est d’«amplifier le processus de professionnalisation des formations supérieures».

Un mot pour conclure cet entretien

A la fin de cet entretien, je plaide pour que le développement professionnel de l’étudiant soit effectif à travers la mise en place d’un dispositif d’orientation du bachelier au sein des lycées et collèges ainsi qu’au sein des universités et grandes écoles afin de faciliter ses choix de filières et optimiser ses perspectives professionnelles pour la paix sociale.

Coll. Ext

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